La carte Cumulpoints,

L’histoire de ce jour nous amène en ville de Genève, dans un grand centre d’achat, un samedi matin. Léonie 1 et Léonie 2 sont amies depuis des lustres. Elles ont d’abord été voisines de pallier puis, au fil des années, elles ont tissé des liens qui les unissent encore à ce jour et qui durent depuis plus de quarante ans.

Si Léonie 1 est encore très alerte malgré ses 86 printemps, Léonie 2 est, en revanche, plus amoindrie par le poids des ans. Le rollator pour l’aider à marcher, les grosses lunettes pour lui permettre de distinguer l’essentiel et une mémoire très capricieuse sont devenus des attributs de sa vie actuelle.

Léonie 1 prend son mal en patience et l’accompagne très souvent dans les gestes du quotidien et donc, inévitablement, en courses. Léonie 2 ne veut pas que quelqu’un s’occupe de lui ramener les victuailles nécessaires ; elle prétend qu’elle a toujours fait ses courses elle-même, qu’elle veut pouvoir choisir ses produits, les toucher, les sous-peser avant de se décider ! Bon, en avant alors !  

Malheureusement, un samedi à 11heures, les magasins sont pleins. De plus est, durant cette horrible période de pandémie et avant les fêtes de fin d’années, il est inévitable de devoir faire la queue pour entrer dans le magasin, puis devant les étales et également devant les caisses. Léonie 2 ne comprend pas vraiment le bien-fondé des comptages du nombre de gens autorisés à entrer, ni de ce truc qu’il faut se mettre sur les mains mais bon, elle s’exécute en ronchonnant. Elle n’aura besoin « que » d’une demi-heure pour récolter dans les dédalles des couloirs, son butin du jour : deux tomates, une poire, une barquette pour le chat, un pain toast et du chocolat !

Elles arrivent enfin devant la queue d’une caisse. Une gentille personne compréhensive les laisse passer et leur permet de se positionner en bonne posture devant la caisse numéro 3 tenue par un jeune homme. Elles peuvent ainsi laisser derrière elles quelques caddies pleins à craquer, débordant de provisions à tel point que l’on ne distingue presque plus les personnes qui les poussent !

Les Léonies déposent leur récolte sur le tapis roulant et jusqu’à là, même un peu bousculées et chancelantes, elles arrivent à donner le change ; elles vont y arriver, bientôt la fin du calvaire.

Le prix est annoncé, Léonie doit dépenser 9,20 frs. Elle sort son porte-monnaie et compte les piécettes. Pas question pour elle de donner un billet de 10 frs, elle a trop de monnaie, elle veut s’en débarrasser. Elle compte et recompte les francs et les centimes : elle veut arriver au compte juste ! Le jeune-homme de la caisse veut l’aider à y voir clair mais obtient une réponse farouchement négative : personne ne touchera à son porte-monnaie… des fois qu’on essayerait de lui roustir une pièce !

La grogne se fait sentir aux alentours, parmi les clients attendant leur tour ! Léonie 1 commence à se sentir très gênée et essaye de faire les yeux doux aux gens derrière elle : elle quémande de la clémence !

Ouf, nous y voilà, les courses sont payées et dans le sac !

Mais… il y a un mais… Léonie 2 a oublié de présenter sa carte cumulpoints ! Jamais elle ne tolèrerait que les quelques points récoltés ce jour ne puissent pas figurer sur sa carte.

Le jeune-homme lui annonce qu’il est trop tard pour faire marche arrière, qu’il aurait fallu présenter la carte avant de payer, ça sera pour la prochaine fois !

Comment ça, pour la prochaine fois ? pas question ! Léonie 2 s’offusque, crie à l’arnaque, exige que le jeune-homme lui enregistre ses achats de suite, elle ne veut pas perdre les points et n’en démordra pas !

La grogne générale s’intensifie, les regards courroucés se durcissent. On peut entendre ça et là des commentaires peu engageants et Léonie 1 se sent seule, vraiment très seule devant le flot de désapprobations fusant des clients derrière elle !

Elle raisonne son amie en essayant de lui faire entendre que ce n’est pas grave, qu’elle ne verrait pas la différence, elle devrait laisser tomber, que les gens attendent, qu’elles feraient mieux de s’en aller très vite etc… Mais rien n’y fait !

On appelle le gérant qui heureusement s’avère être une personne à haut potentiel diplomatique ; il guide les Léonies un peu à l’écart, calme les propos avec une voix posée et bienveillante et assure que tout va s’arranger ! Brave homme, il a tout compris !

Il comprend également la mauvaise posture de Léonie 1, il la soutient d’un regard apaisant et les invite à se rendre au service client.

Elles n’iront finalement pas refaire une queue impressionnante devant le guichet et Léonie 2 finira par abdiquer tout en restant persuadée qu’elle vient de devoir faire face à une perte incommensurable mais elle avoue être fatiguée et affirme donc qu’elle reviendra lundi.

Léonie 1 ne sait pas encore si elle aura la force d’accompagner son amie de toujours à la conquête des points perdus… mais une chose est sûre, quelque fois les amis, les vrais, peuvent nous mettre à l’épreuve sans en avoir conscience. Mais toutes ces années d’amitié sincère valent bien un petit détour par des aléas plus compliqués.

Il faut savoir cultiver l’humour et rire de nos travers !
Léonie 1 rit elle-même de son aventure et nous avons partagé un moment mémorable !
Merci Léonie !