3. Dimanche 20 décembre 2020

L’amoureux du tram 12

Léonie a 20 ans en 1950. Elle est une jeune-fille « bien comme il faut » (comme on disait à l’époque) Parfaitement proprette, le col de sa robe à fleurs bien repassé, fluette et agile, son pas toujours léger. Depuis peu, elle avait décroché un travail chez la couturière qui tenait une petite boutique qui avait pignon sur rue. De larges fenêtres donnant sur la route laissaient généreusement entrer la lumière du jour et, bien que les passants pussent les regarder travailler, il était très agréable de pouvoir lever son nez de son ouvrage et rêvasser quelques instants en observant la vie du dehors.

Léonie était très fière de se rendre chaque jour à l’atelier. Elle avait une belle place, sa patronne l’avait à la bonne, elle était rapide et exécutait son travail avec soin. Elle habitait bien évidemment encore chez ses parents ; comme souvent les jeunes filles de son âge. Sa paye, env. 300.- par mois, elle la ramenait à la maison mais elle pouvait garder pour elle un petit quelque chose comme argent de poche. Il fallait cependant tenir à jour un petit cahier de comptes, y noter scrupuleusement toutes les dépenses et les justifier ! Sa mère y jetait régulièrement un coup d’œil car, disait-elle, une jeune fille sérieuse n’a rien à cacher ! L’argent devait être utilisé pour acheter des choses indispensables et utiles et non pas pour se payer des futilités comme une place de cinéma ou un sirop dans un café. Hmmm, l’émancipation ne devait pas être un mot très couru à cette adresse !

Léonie empruntait tous les matins le même chemin, le long de la voie du tram 12 pour se rendre à la boutique. Un matin, elle sursauta d’avoir entendu le Ding-Ding du tram, car normalement, lorsque le tram sonnait, c’était seulement pour avertir un piéton distrait ou un automobiliste mal engagé. Elle leva les yeux vers le conducteur et aperçu son grand sourire et son geste de la main. Elle se retourna pour comprendre à qui s’adressait le geste, mais elle était toute seule à marcher sur le trottoir ! Stupéfaite,  elle dû conclure que c’était bien à elle que le conducteur s’adressait.

Gênée, elle accéléra son pas et s’engouffra très vite dans la boutique.

Ce qu’elle ne comprendra que bien plus tard est le fait qu’elle venait, ce matin-là, de croiser le regard de son compagnon de vie, son mari, le père de ses futurs enfants et que cette vie commune allait durer plus de 60 ans !

Léon était conducteur de tram sur la ligne 12. Il avait aperçu la fine silhouette de Léonie, marchant sur le trottoir, un matin de printemps et depuis ce jour, il la guettait et espérait !

Comment allait-il s’y prendre pour attirer l’attention de la demoiselle ; la faire se retourner et un jour peut-être avoir la chance de lui parler. Il était vissé à son tram sans aucune chance d’en descendre pour lui proposer de faire connaissance ! Alors, durant de longues semaines, il actionnera le Ding-Ding de son tram à chaque fois qu’il passait devant la boutique.

Les collègues courtepointières de Léonie eurent vite fait de remarquer le manège, à chaque Ding-Ding elles s’éclaffaient :

 – Ah, v’là encore l’amoureux qui passe !

Et Léonie écarlate, se cachait derrière son ouvrage et n’osait plus lever les yeux. Elle pensait à ce que dirait sa mère, si elle savait que sa fille, si bien élevée, se faisait remarquer de la sorte !

Un soir d’été, après la fermeture de la boutique, Léon a eu le courage de se présenter devant la jeune-fille. Timidement, il lui a proposé un café et … elle a osé dire oui ! La suite de l’histoire leur appartient !

La ligne du tram 12 existe toujours à Genève, elle n’a d’ailleurs jamais cessé d’exister malgré la suppression de toutes les autres lignes jusqu’à ces dernières années où la Ville a décidé de les réhabiliter.

Depuis que Léonie nous a confié l’histoire de « son » tram 12, j’ai un petit sourire en coin à chaque fois que j’en croise un !